Pensées après lecture de Les meilleurs contes fantastiques québécoises du 19e siècle (Fides, Montréal, 2002)
la chasse-galerie: faut faire un serment au diable pour voler en canot
Ces jolies contes d'antan de loups-garous, de pactes avec le diable, de "bêtes à longu' queue" et, qui sait, le sombre étranger à la danse de village serait-il le Seigneur des Ténèbres lui-même..
Sorti de notre folklore, l'âge d'or de la fiction fantastique québécoise s'étalait entre 1850 et la Première Guerre Mondiale. Ce qui rend à cette fiction sa vivacité, sa saveur croustillante - voire une profondeur insoupçonnée - est la "tension créatrice" entre sa forme et son fond.
Le Québec de cette période était une société subie à la fois à une modernité envahissante et à ses propres réticences - voire réaction politique - envers cet avenir. Une société tiraillée. Aux niveaux "officiaux", nos élites - l'Église Catholique et la classe professionnelle éduquée par elle - refusaient les Lumières et, a fortiori, elles refusaient la Révolution Française et le Républicanisme. Mais par osmose, les idées nouvelles s'infiltraient de même. À cette époque, on commençait à ressentir les premiers soufflements de la Révolution Industrielle et tout ce qu'elle entraînerait. Même si les élites réactionnaires ne voyaient pas l'avenir, ils - comme tout réactionnaire - en avaient peur.
Une bonne partie de la superstition et folklore québécois semble avoir eu pour "mission" de conjurer ces peurs de la modernité envahissante. Les valeurs dites "traditionnelles" s'y trouvaient renforcées, les ennemis de la "vie catholique" sont battus en brèche. Le Bien triomphe sur le Mal ou, du moins, le Mal sera puni...
Dans les contes de ce recueil, on répète souvent des vieilles formules: si l'on manque à son "devoir de Pâques" (assistance à des rites et sacrements) pendant sept ans, on deviendrait loup-garou. Les jours on vivait en homme; des soirs on subissait une transformation terrifiante en bête sauvage, assoiffé du sang. Pourtant, si l'on avait de la chance, on pourrait être racheté: il fallait qu'on soit blessé - "tire du sang" - par un chrétien et qu'ensuite on se confesse et commence à vivre en bon chrétien.
La vraie portée de ce folklore dans les vies des gens est difficile à estimer. J'ai un souvenir d'enfance (? faux souvenir ? - je n'en sais rien..) C'était le début des années 60. Nous habitions un village de la Nouvelle Angleterre, 300 km de la frontière américano-québécoise. Je faisais mes études chez les sœurs catholiques. L'une d'elle nous racontait cet histoire de transformation en loup-garou par manquement de son devoir pascal. Je rappelle aussi que, nous écoliers - pas mal laïcisés - se disputaient de ses paroles: "Elle dit n'importe quoi.. elle nous a dit ça pour nous faire peur.." Donc, on peut dire qu'une bonne cinquantaine d'années après l'âge d'or des contes fantastiques québécoises et à travers une frontière nationale et linguistique, ce folklore agissait encore! En effet, il y avait beaucoup d'émigration des Québécois vers les usines de textile de la Nouvelle Angleterre au début du 20e siècle (dont ma famille). L'économie agraire arriérée du Québec ne pouvait plus nourrir sa population, toujours grandissante - prohibition de contrôle des naissances par l'Église Catholique..
ceux qui ne remplissent pas leur devoirs religieux vont aux chiens..
Mon impression est que les auteurs dans Les meilleurs contes fantastiques québécoises du 19e siècle ont "recyclé" ce matériau mythique commun - au moins partiellement - à leurs propres fins (et cela, consciemment ou non).
La fuite. Une société en réaction contre une menace (réelle ou non) encourage toute forme de fuite: fanatismes religieux ou nationalistes; la drogue, médicinale ou non; la recherche du risque, du geste généreux (sports extrêmes, tourisme exotique); aventures militaires à l'étranger (pour cacher les dissensions explosives chez soi), goût prononcé pour l'exotique dans les arts..
L'art fantastique - livres, cinéma, opéra, scène, voire des rites collectifs populaires, spontanés - nous permet d'échapper nos problèmes réels et présents en échange pour des problèmes (imaginaires) plus faciles à résoudre (ceux des protagonistes), voire les "happy endings" si chéris de la culture américaine.
Ce genre de fuite, par voie de l'imagination, n'est pas nécessairement mauvais en soi. Il peut permettre un temps de récupération, il peut mener à un véritable questionnement du monde actuel et ses systèmes de croyances et gouvernances, il peut nous assister à apprendre à résoudre, en imagination, des problèmes semblables à nos problèmes sociaux concrets.
Ce que je trouve intéressant chez nos auteurs fantastiques québécois est la multiplicité des lectures possibles. Ces écrivains, par leur éducation et leur appartenance sociale, étaient des membres de l'Élite (dite "réactionnaire"). Plusieurs pourtant avaient des idées républicains, croyaient dans la modernité. Chez leurs lecteurs, eux aussi des éduqués, certains partageaient ces idées. Cette trempe d'homme ne croyaient plus (ou croyaient beaucoup moins) dans le "religieux" que ses aïeux. La "distance" entre les auteurs (et les lecteurs) et les croyance racontées prête un ton ironique à leurs contes. On emploie volontiers l'hyperbole, l'ironie; parfois on se permet un peu de critique sociale (valeurs républicains obligeant..)
Intéressant aussi. Aujourd'hui, dans notre "Temps des Troubles" on constate une véritable renaissance du "conteur du village", des clubs de conteurs prolifèrent. Ce sont des amateurs, des citoyens ordinaires qui s'y adonnent. Leur talent, leur fouge, leur art de mime, leur sens du "timing", la maîtrise du ton racoleur, moquant peuvent surprendre parfois..
Simple nostalgie, fuite en arrière pour oublier quelques moments nos temps turbulents? Ou bien: ces contes semblent représenter à la fois la peur réactionnaire du changement ET sa négation par la distance ironique et la dérision. La "tension créatrice" entre ces deux registres souffle une étrange vitalité à ces histoires autrement banales, un peu sottes afin qu'elle deviennent des petits joyaux de l'art littéraire. C'est peut-être que nos deux époques se ressemblent plus que nous l'imaginions..
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