Réflexions après lecture de l'essai, Le minotaure ou la halte d'Oran par Albert Camus in Noces / L'été (Gallimard, 1959).
Toujours le style "viril", dépouillé, mais il y a des eaux profondes qui dorment..
Comme d'autres essais de ce beau recueil, Le minotaure dégage un certain "mysticisme de la terre" - nonobstant le farouche et idéologique athéisme de l'auteur.
Se laisser envahir par la beauté de la terre, ses espaces vides, ses grandes solitudes, ses déserts, le ciel aveuglant du Midi, le plateau montagneux qui surplombe le port d'Oran (Algérie). Soit dans la nature magnifique et superbement indifférente, soit dans les ruines d'anciennes villes, Camus a trouvé la transcendance dans l'isolement, le dépouillement. Ensemble, l'immensité et la déchéance informent l'homme sur sa petitesse, sa fragilité, sa finitude éphémère..
Les mystiques appellent ce dépouillement de l'âme la via negativa, la voie de la négation. On se dérobe devant Dieu, soit pour s'unifier à Lui, soit pour s'identifier à Lui (ou a Elle..) Inconsciemment - je présume - Camus suit la via negativa en esthète.
Il y a à quoi troubler dans cet essai. Le minotaure était publié en 1939, il y a trois quarts de siècle. Or, on voit le "Siècle Américain" en plein essor à Oran, Algérie, ville portuaire d'une colonie française tout à l'autre bout du monde!
Les soirs, les jeunes, de quinze à vingt-cinq ans, sortent avec leurs souliers cirés à l'éblouissement, jouant les belles et les beaux mecs d'Hollywood. (On ironise en appelant les mecs des "Clarques" après leur héros, l'acteur Clark Gable.)
C'est difficile pour nous à comprendre ce que l'Amérique pouvait représenter pour les masses du tiers monde. Elle était phare. Elle chuchotait que tout est possible si l'on y croie assez. Mais l'Amérique offrait de mauvais choix et de mauvais moyens. On en paie le prix aujourd'hui: vide spirituel de sociétés dites "de consommation", climat en décomposition, 50% de la vie sauvage disparue en 40 ans, gouffre agrandissant entre riches et pauvres, épuisement de ressources non-renouvelables sur lesquelles nous avons bâti notre "civilisation" moderne..
En lisant le portrait de la jeunesse d'Oran il ya a 75 ans, j'étais frappé par l'immense force de ce rêve collectif, le Rêve Américain, le rêve de l'abondance (pour tous!) Le premier Rêve Mondial?
On voit aussi le dessous du culte du Progrès à travers les yeux de philosophe. Même la lointaine Oran est prise par le goût pour les "grands projets". Les Algériens ne questionnent pas cette idée étrangère, venue de l'Europe chrétienne: il s'y adonnent aveuglement..
Camus compare les ouvriers démolissant une falaise, vus du loin, aux fourmis. Pas aveuglé, il voit que leur oeuvre "magnifique", "généreuse" - par sa taille - est fondée sur l'esclavage (genre industriel).
J'ai l'impression que Camus voyait la vie des "masses" d'en haut. Leur vie peut selon temps et lieux, être belle mais reste "inférieure" (sous entendu) à celle du philosophe.
Et qui sait? Possiblement (? probablement ?), il avait raison: regarder la télévision!
Ainsi, Camus suggère que les villes commerçantes comme Oran sont des lieux d'élection pour l'homme moderne à chercher la transcendance. Mais pourquoi? Comment? (Est-il fou?)
Mais c'est exactement à cause de leur vide spirituel et culturel que l'âme quêtant se dépouille plus facilement du non essentiel dans ces villes où commerce et spectacle règnent. Il faut bien sûr une Nature environnante "transcendante" (qui provoque transcendance dans l'âme prête). Selon Camus, Oran offre à la fois le vide et des paysages de transcendance..
À cet égard, on ne peut mieux que de citer la préface sarcastique de Camus:
(note de 1953)
"Cet essai date de 1939. Le lecteur devra s'en souvenir pour juger de ce que pourrait être l'Oran d'aujourd'hui. Des protestations passionnées venues de cette belle ville m'assurent en effet qu'il a été (ou sera) porté remède à toutes les imperfections. Les beautés que cet essai exalte, au contraire, ont été jalousement protégées. Cité heureuse et réaliste, Oran désormais n'a plus besoin d'écrivains: elle attend des TOURISTES" (emphase ajoutée)
Il se peut que la force de la plume Camus se trouve dans le couple dialectique: soif de transcendance / idéologie athée. Dans les cours de physique on apprends que la tension s'égale à la capacité de se mouvoir, de travailler, de faire bouger des choses.. Du moins, il n'a pas peur de se perdre dans les dédales de la théologie!
Philosophe de l'absurde? Dans un des essais du recueil Noces / L'été, Camus nie l'opinion reçue - diffusée, selon lui, par la presse - que la vie humaine est "absurde". Il y en a pas mal dans la vie, oui. Mais Camus ajoute que la vie sera impossible si, effectivement, le monde n'était qu'absurde, qu'il n'y avait pas de sens de trouver ou de créer. Selon lui, la vie recèle l'absurde, le nourrit souvent, mais ne se réduit pas à l'absurde. La vie n'est pas fondée dans ou par l'absurde non plus. La vie a du sens exactement à cause de l'anti-absurde (l'ordre, signifiance, but..) que les hommes y trouvent ou qu'Il créent, tout court, eux-mêmes.
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